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Thèse : Gouvernance et Performance des coopératives en agriculture

Thèse présentée et soutenue par Madeg LE GUERNIC à Rennes, le 29 novembre 2021. Unité de recherche : Centre de Recherche en Economie et Management (CREM)

Introduction

Si la littérature anglo-saxonne retient la Philadelphia Contributionship for the Insurance of Houses from Loss by Fire, assurance mutualiste fondée en 1752 par Benjamin Franklin comme la première forme coopérative de ce qui deviendra les États-Unis (Zeuli & Cropp, 2004), les individus n’ont pas attendu le XVIIIè siècle pour travailler ensemble afin d’atteindre un objectif impossible à atteindre individuellement. La coopération, déjà expérimentée depuis des temps bien plus anciens, est indissociable des mécanismes de l’action collective (Dardot & Laval, 2014; Polanyi, 1944). En France, les premières traces d’organisations coopératives remontent au XIIè siècle dans le Jura, à travers l’établissement de fruitières (Chomel, Declerck, Filippi, Frey, & Mauget, 2013; Gueslin, 1998). Ces fromageries visaient à mettre en commun le lait des éleveurs de la commune pour parvenir à produire les meules de comté, ce qui n’aurait pu être possible
individuellement. Le fruit de la vente des meules était alors réparti équitablement entre tous les éleveurs de la commune, deux fois par an.

A partir du XVIè siècle, des formes de mutualité agricole apparaissent dans le Pays Basque, le Béarn ou la Bigorre et consacrent dans les usages communaux la solidarité face à la mortalité du bétail (Chalmin, 1987). Ces formes donneront naissance aux cotises ou consorces qui en reprennent les principes, et essaimeront après la période Révolutionnaire au XIXè siècle dans le Sud-Ouest français.

Il faut pourtant attendre la révolution industrielle pour constater la naissance et l’expansion des coopératives dans leur forme moderne (Majee & Hoyt, 2011) en France comme au Royaume-Uni. Les coopératives ont traditionnellement émergé lorsque des individus expérimentent des difficultés à accepter des changements économiques et sociaux (Fairbairn, 2004). A la fin du XVIIIè siècle, Robert Owen, souvent considéré comme le
père du mouvement coopératif, expose et met en pratique dans sa manufacture de New Lanark (Écosse) ses principes de coopération, comme le partage équitable des excédents ou la place centrale accordée à l’hygiène et l’éducation dans la communauté. En France, les lois Le Chapelier de 1791 interdisent les corporations et associations d’ouvriers et
d’artisans. Dans ce contexte émerge en 1834 une des premières coopératives de production en France, l’association des « Bijoutiers en doré » (Cuvillier, 1932) en réaction à l’expansion du salariat, jugé dégradant. Durant la même période, des initiatives coopératives contemporaines similaires émergent au Royaume-Uni et en Allemagne. En 1844, 28
tisserands forment une coopérative de consommateurs à Rochdale, la Rochdale Society.
Ses fondateurs sont souvent considérés comme les pionniers de la coopérative moderne en formalisant les principes qui vont constituer l’identité coopérative (Thompson, 1994). Ces principes portent en eux une vertu qui leur fera traverser le temps : suffisamment précis pour former l’articulation d’une structure de propriété singulière, ils sont pourtant
assez larges pour englober la multitude d’organisations coopératives dont la diversité « is kaleidoscopic, and their variability is litteraly infinite » (Emelianoff, 1942, p. 13).

Les formes coopératives sont particulièrement hétérogènes, bien qu’articulées autour d’une structure de propriété commune : l’entreprise est la propriété de ses membres, qui en exercent aussi le contrôle démocratiquement, afin de satisfaire leurs besoins et aspirations communes. Les coopératives sont principalement définies par leur secteur d’activité (coopérative bancaire, coopérative agricole, coopérative de logement…) ou par le type de relation qu’elles entretiennent avec leurs membres (coopératives de producteurs, de consommateurs ou de travail) (Bouchard, Le Guernic, & Rousselière, 2017).
La forme organisationnelle est certes singulière mais est loin d’être marginale. La place des coopératives dans le monde est considérable. Plus de 12% des hommes et femmes de la planète sont membres d’une ou plusieurs des 3 millions de coopératives dans le monde, dont 180 000 en Europe. Ces coopératives fournissent un emploi à plus de 280 millions de travailleurs dans le monde dans le secteur formel, ce qui représente près de 10% des employés (Hyungsik & Terrasi, 2017). Ces emplois sont directement fournis par les coopératives, ou induits par leur activité. 27 millions d’individus sont ainsi employés directement par les coopératives elles-mêmes, dont plus de 11 millions sont salariés-associés (workermember) de coopératives de travail. Environ 225 millions de producteurs gravitent quant à eux autour des coopératives dont ils dépendent indirectement.

Les coopératives ont joué un rôle crucial dans le développement des communautés (Stiglitz, 2009). Elles tiennent un rôle stabilisateur dans l’économie en offrant des alternatives en cas d’absence de marché aux populations les plus défavorisées (Majee & Hoyt, 2011). Elles intègrent le coût social des activités (externalités), réduisent les asymétries d’information et produisent des biens et services collectifs non-produits par l’État ou le secteur privé. Les coopératives sont particulièrement bien représentées dans certains secteurs économiques : les services bancaires et financiers, la grande distribution, l’agriculture, la santé, le logement ou l’énergie. Le chiffre d’affaires cumulé des 300 plus grosses coopératives (et mutuelles) du monde s’élève à plus de 2 146 milliards de dollars (World Cooperative Monitor, 2020).

Si la longue tradition coopérative est attestée depuis des décennies, ces organisations font face à un paradoxe. Singulières dans leur structure de propriété et leurs objectifs, leur identité et leurs principes sont souvent méconnus (Duffey & Wadsworth, 2001) voire marginalisés (Kalmi, 2007). Dans un premier temps, ce travail s’attache à décrire avec précision la, ou plutôt les réalités coopératives. Nous décrivons les principes, caractéristiques et attributs des coopératives pour les comparer à ceux d’entreprises qu’on qualifiera de conventionnelles ou capitalistes, qu’elles soient des sociétés de capitaux ou de personnes, actionnariales ou familiales (Gomez, 2021).

La forme coopérative a fait l’objet de relativement peu d’études en comparaison de la firme actionnariale, notamment concernant ses performances et sa gouvernance (Charreaux, 2004; Sentis, 2014). Les travaux ont majoritairement porté sur les désavantages que subissaient cette forme organisationnelle, jugée inférieure à l’entreprise conventionnelle, analysée par les prismes des droits de propriété et de la théorie de l’agence (Alchian & Demsetz, 1972; Furubotn, 1976; Jensen & Meckling, 1979). Dans un second temps, notre travail décrit ainsi ces approches théoriques et rend compte de leur application à la gouvernance des formes coopératives. La mesure de la performance dans les organisations coopératives, souvent abordée par l’angle de la performance financière au même titre que les entreprises conventionnelles, est également largement discutée.

Les conclusions de cette seconde partie aboutissent à un constat : les coopératives souffrent de désavantages institutionnels majeurs. Paradoxalement, elles sont bien représentées dans la diversité des formes organisationnelles. Empiriquement, elles possèdent des atouts, comme leur longévité ou leur résilience supérieures aux entreprises conventionnelles. Ce paradoxe nous conduit à envisager la coopérative autrement : la conception classique de la gouvernance coopérative, comme de sa performance, ne permet pas d’appréhender l’organisation dans son entièreté et surtout dans sa dualité, c’est-à-dire sa dimension d’entreprise conjuguée à sa dimension démocratique.

Ce déficit de conceptualisation laisse apparaître trois enjeux peu ou pas abordés dans l’analyse des coopératives qui servent d’introduction aux travaux de nos trois chapitres :
1 – une absence de prise en compte des liens entre le contexte macro-institutionnel et les performances des coopératives ,
2 – une mauvaise estimation de la capacité des membres à produire collectivement des arrangements institutionnels soutenables,
3 – le manque d’évaluation empirique des coûts organisationnels nets liés à l’hétérogénéité du sociétariat dans l’organisation.


Les trois chapitres qui constituent cette thèse sont entièrement consacrés au secteur agricole. Important pourvoyeur de coopératives, avec plusieurs dizaines de millions de membres dans le monde, le secteur agricole bénéficie en outre d’une croissance des travaux académiques depuis les années 1990 (Grashuis & Su, 2019). Cependant, les angles morts dévoilés étant communs à tous types de coopératives, nos conclusions ont vocation à être étendues à d’autres secteurs. Mobilisant trois méthodologies quantitatives robustes (une méta-analyse, une revue de littérature systématique et une analyse de frontière de production) et reposant sur la construction et l’exploitation de trois bases de données académiques ou comptables inédites, nos travaux contribuent à mieux identifier et dépasser les limites de la conceptualisation actuelle de la gouvernance et des performances des coopératives.

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