Cahiers du Développement coopératif
Voici le dernier numéro des Cahiers du Développement coopératif, fruit annuel du travail conjoint de LCA et de la FNCuma. Son thème central : le carbone
ÉNERGIE
Article de Mehdi MIFTAH, Chargé de mission Energie à la FNCuma, paru en décembre 2023 dans les Cahiers du développement coopératif (n°7)
Ce sont les conclusions du Conseil Général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces Ruraux (CGAAER), à travers son dernier rapport publié mi-décembre 2022. Ce travail de prospective à horizon 2050, confié par le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, apporte une vision de plus sur la décarbonation en agriculture, en se centrant sur l’énergie directe. Ce travail de prospective donnant une vision, centrée sur la nécessité de produire de l’énergie et sur une mécanisation majoritairement au biogaz, implique un changement de fond. Elle renforce l’influence des acteurs de l’énergie, du secteur bancaire et des collectivités publiques dans l’agriculture, ce qui n’est pas sans conséquences.
Le secteur de l’agriculture et de la pêche représente 3% de consommation totale d’énergie directe en France, avec 4,4 millions de tonnes équivalent pétrole, soit 51 TWh. (A titre indicatif, la consommation d’énergie indirecte (nécessaire pour la synthèse d’engrais et de tout matériel aidant la pratique agricole) représente entre 50 et 60% de la consommation d’énergie totale. S’attaquer à l’énergie directe représente la moitié du problème). Contrairement aux autres secteurs (à l’exception de celui des transports), celui-ci est fortement dépendant des énergies fossiles. En effet, les produits pétroliers représentent 70% de la consommation d’énergie directe du secteur, et en ajoutant le gaz naturel, le taux monte à 75%.
Cette forte dépendance s’explique via les consommations sur les exploitations. 75% de la consommation d’énergie d’une exploitation dépend de matériels et d’équipements fonctionnant aux énergies fossiles. D’après le rapport de l’ADEME sur l’efficacité énergétique en agriculture, 53% de la consommation vient des agroéquipements, 11% des bâtiments d’élevage et 10% des serres.
Le secteur agricole émet autour de 20% des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la France, à savoir 86 millions de tonnes équivalent CO2. Sur ces émissions:
Malgré la forte dépendance du secteur aux énergies fossiles, elles ne représentent que 13% des émissions directes de gaz à effet de serre (bien entendu, ceci change drastiquement si nous prenons en compte l’ensemble des émissions du secteur, notamment celles venant de la production des engrais azotés).
La France s’étant engagée à travers les accords de Paris pour réduire ses émissions de GES, une stratégie a été élaborée pour donner un cap à tous les secteurs pour respecter ses engagements, via la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC). Le secteur agricole dispose donc également d’objectifs à atteindre, à savoir:
Ces objectifs sont des impératifs, aussi ambitieux soient-ils. Donc toute approche permettant d’aller vers le respect de ces objectifs est à saisir. Le CGAAER, conscient de la forte dépendance du secteur aux énergies fossiles et de ces objectifs, a rapproché les deux problématiques à travers leur rapport. Une idée plutôt intéressante car décarboner la consommation d’énergie directe en agriculture représente 25% de l’effort attendu pour 2050, soit une réduction de 11 millions de tonnes équivalent CO2.
L’étude prospective part du contexte agricole actuel, à savoir:
Nous avons donc un secteur où les plus petits agriculteurs disparaissent, et où paradoxalement, il y a un maintien des revenus en moyenne, avec la hausse de la taille moyenne. Cette tendance sera utilisée pour le travail de prospective.
L’angle par lequel est traité la problématique de décarbonation est d’abord centré sur les économies d’énergies et la substitution par des énergies renouvelables (EnR) des activités où la consommation d’énergie directe est la plus importante (agroéquipements, bâtiments d’élevage, serres chauffées). Les concertations réalisées ont permis de donner des chiffres sur ces deux volets pour 2050. Selon le CGAAER, il serait possible de faire des économies d’énergies de 15% via une efficacité énergétique accrue, “toute chose égale par ailleurs”, donc sans aucun changement de pratiques. Ensuite, pour le reste, 80% des consommations d’énergies fossiles seraient actuellement substituables. Les agroéquipements utiliseraient en majorité avec du BioGNV pour la majorité, de l’électricité pour les plus petits et les robots agricoles, et du biodiesel B100 via un rétrofit pour les tracteurs les plus gros (un résidus fonctionnera toujours au GNR en 2050). Concernant les bâtiments d’élevage et le matériel associé, les vecteurs à privilégier seraient le biogaz (pour le chauffage) et l’électricité. Les serres chauffées fonctionneraient avec de la biomasse ou de la chaleur fatale.
Les autres hypothèses du rapports :
La dernière variable d’ajustement dans ce rapport concerne les politiques publiques française ou européenne. Un soutien plus ou moins important aux énergies renouvelables et une pression fiscale plus ou moins forte sur les énergies carbonées auront des conséquences sur la trajectoire de la ferme France. Tout ceci mène à 3 scénarios prospectifs, allant de la décarbonation effective de l’énergie directe utilisée à une transition non réussie.
Pression fiscale forte | Pression fiscale faible | |
Soutien massif aux EnR | Scénario trajectoire haute“Les énergiculteurs” | |
Soutien faible ou très sélectif | Scénario trajectoire moyenne“Volontarisme dilué | Scénario trajectoire basse“Décroissance subie sans transition” |
Nous allons nous intéresser plus particulièrement au scénario “les énergiculteurs”, qui permet d’atteindre l’objectif souhaité.
Dans ce scénario, l’État retire la fiscalité avantageuse du gazole non routier (GNR) pour la remplacer par une aide pour que l’agriculture fasse les investissements nécessaires à sa transition. Et les aides PAC sont baissées pour les exploitations ne réalisant pas sa transition. Avec ceci et les autres hypothèses mentionnées, l’agriculteur ou l’agricultrice type en 2050 diffère bien de celui ou celle d’aujourd’hui. Tout d’abord, son exploitation ne peut pas survivre si elle est une micro-exploitation, sauf si la production est à haute valeur ajoutée (viticultures, maraîchage, pastoralisme). Ensuite, la production d’énergie (photovoltaïque, biomasse, méthanisation avec CIVE) est vitale pour sa survie (sauf exceptions citées précédemment). Donc il ou elle possède une installation photovoltaïque sur son exploitation, ou est partie prenante d’une installation de méthanisation ou valorisant de la biomasse autrement, ou loue une partie de sa surface pour des centrales EnR (solaire photovoltaïque, éolien …). Le plus probable serait que son exploitation ait une centrale photovoltaïque de 100 kWc et cultive des CIVE (cultures intermédiaires à vocation énergétique). Cette production est tournée vers l’autoconsommation en priorité, puis une vente du surplus. L’agriculteur ou l’agricultrice se trouve protégé(e) des prix élevés de l’énergie et peut générer un revenu supplémentaire qui représenterait entre 25 et 30% de son revenu agricole, soit entre 5 000 et 20 000 € par an. Ses dépenses énergétiques seraient réduites de 35%, passant à 7 420 €/an contre 11 600 € actuellement. En sa possession, un tracteur au bioGNV, si cela est suffisant, rétrofité au biodiesel B100 sinon, voire fonctionnant au GNR si le rétrofit n’est pas possible. S’il s’agit d’un éleveur ou d’une éleveuse, le biogaz est sa source de chaleur principale (ou biomasse si cela s’y prête), et l’électricité alimente son parc de matériel. Sa serre fonctionnera à la biomasse ou avec les énergies fatales.
A l’échelle de la France, dans ce scénario, 80% des exploitations produisent de l’énergie en 2050. La part d’installations que porte le secteur augmente drastiquement:
Nous avons donc une agriculture fortement mobilisée pour la production d’électricité issue d’installations photovoltaïques, ainsi que pour la biomasse et les CIVE pour générer du biométhane. De fortes hausses sont espérées sur ces deux volets (méthaniseurs et photovoltaïque).
Concernant les agroéquipements, le scénario se concentre sur les tracteurs, emblème de l’agriculture de nos jours. En suivant la tendance de la disparition du nombre d’exploitation, une baisse du nombre de tracteurs de près d’1⁄3 est anticipée, leur nombre passant de 800 000 à 540 000. Ensuite, sur ce nombre restant, la stratégie est la même qu’évoquée précédemment, à savoir une électrification des machines spécifiques (28 % du nouveau parc), un maintien au GNR (7 %) ou un rétrofit au biodiesel B100 (9 %) des tracteurs les plus gros, et la majorité du nouveau parc fonctionnant au bioGNV (56 %). Ce choix s’explique par une utilisation des technologies disponibles actuellement, massifiées pour 2050. Le scénario ne se base pas sur des technologies de ruptures qui sont à l’état de R&D (tracteur électrique), ou des technologies à des prix très élevés pour le moment (tracteur à hydrogène).
Le CGAAER énumère 7 recommandations à destination des pouvoirs publics, à réaliser pour décarboner l’énergie directe utilisée en agriculture. Parmi celles-ci, nous pouvons en citer quelques unes, notables de part leurs utilisations par les pouvoirs publics:
Ces 4 propositions ont été utilisées telles qu’elles sont, ou légèrement modifiées, avant d’être appliquées. La détaxation du GNR est dans le Projet Loi de Finance de 2024. France AgriMer a ouvert le 6 mars un guichet de 40 millions d’euros d’aide à l’investissement dans des équipements porteurs de la « la 3ème révolution agricole », avec le tracteur au bioGNV de New Holland (T6 méthane). Un dispositif de soutien a été mis en place par l’ADEME pour financer les infrastructures de distribution de bioGNV « agricole et territorial ». Et la loi APER (Accélération de la Production d’Énergies Renouvelables) permet un assouplissement des règles pour le développement d’installations (bien que pour le moment, il n’y a pas de décrets d’application).
Donc sur les 7 propositions, 4 ont été reprises. Il n’est pas possible de conclure que ce scénario est ce que souhaite le gouvernement. Mais il est en revanche certain que l’influence de ce document sur les décisions et l’élaboration de plans pour l’avenir n’est pas anodine.
Avant d’aller plus loin, notons les points non abordés par le CGAAER dans sa prospective. L’approche est “toute chose égale par ailleurs”. L’agriculture est prise telle qu’elle est, et le travail consiste à trouver des solutions pour décarboner son énergie directe. De nombreux points ne sont pas abordés :
D’autres hypothèses sont discutables, comme un prix des énergies renouvelables (notamment le bois) stable pour 2050.
Selon le CGAAER, pour parvenir à décarboner l’énergie utilisée dans le secteur agricole, il faut donc que celui-ci soit producteur d’énergie, qu’il consomme sa propre énergie et vend l’excès pour un complément de revenu, et il doit avoir un parc d’agroéquipements aux énergies alternatives (et plus particulièrement fonctionnant au bioGNV et à l’électricité). L’objectif peut être atteint avec ces conditions. Le secteur agricole obtiendrait ainsi un nouveau rôle, et devrait dès à présent s’intégrer dans les filières énergétiques.
Cependant, est-il légitime de demander au secteur agricole de devenir énergéticien, en plus d’avoir à prendre soin des écosystèmes, tout en alimentant la population ? Si oui, quelle est la place de cette activité dans les exploitations ? Le rapport stipule que cette part doit être importante (25-30% du revenu agricole). Est-ce raisonnable ? L’exploitation ne doit-elle pas être tournée vers la production alimentaire seulement, tout en respectant l’environnement ?
Dans un contexte où l’agriculture souhaite maîtriser ses coûts, il peut sembler pertinent de laisser le secteur autoconsommer sa propre énergie. Il devra donc faire appel aux acteurs de la filière énergétique (énergéticiens, banques, constructeurs d’agroéquipements) pour s’équiper. La vision du CGAAER impose à l’agriculture d’entrer dans cette filière. Pour les énergéticiens, banques et constructeurs d’agroéquipements, cette vision est avantageuse car génératrice de nouveaux revenus. Et nous pouvons anticiper que pour rentabiliser les projets, la tendance ira vers les installations les plus grandes possibles, pour avoir des économies d’échelle. Les pouvoirs publics ont un intérêt à suivre cette vision puisqu’elle apporte des résultats en décarbonation. Qu’en est-il pour l’agriculture ? Quels sont ses intérêts à y adhérer ? Une véritable analyse des opportunités et des risques est à entreprendre pour tout le secteur. Une non-anticipation entraînera une obligation des agriculteurs et agricultrices à suivre cette vision, à devoir collaborer avec des acteurs prêts et connaissant leurs rôles, et à donc être passif dans les échanges et subir les conséquences.
Synthèse de la prospective du CGAAER
Voici le dernier numéro des Cahiers du Développement coopératif, fruit annuel du travail conjoint de LCA et de la FNCuma. Son thème central : le carbone